Lorgues

Camille Duteil
(suite)

 A Vidauban, aux Arcs, à Lorgues (7 décembre)

Le chef de poste, sans répondre à aucune de mes questions, ordonna à un caporal et à quatre hommes de me traduire devant le conseil. Silencieux comme les muets du sérail, l'un tenait mon cheval par la bride, l'autre par la queue, un troisième s'était cramponné à la crinière, un quatrième me tenait la jambe droite et le caporal à ma gauche avait la main sur la garde de mon épée. Enfin me dégageant de ce luxe de précautions inutiles je mis pied à terre à la porte de la mairie. Les escaliers qui conduisaient à la salle du conseil étaient encombrés de curieux qu'il fallut bousculer pour me livrer passage ; j'entrai, et je fus reçu à bras ouverts par les chefs qui me connaissaient.

Mon arrivée mit fin à une discussion très-vive ; il ne s'agissait de rien moins que d'arrêter et peut-être de faire fusiller un des chefs nommé Mayan qui était devenu suspect.

On m'invita à prendre place dans le fauteuil présidentiel, on fit cercle et on m'écouta dans le plus profond silence.

Je leur déclarai que j'étais venu moins pour les commander que pour les dissuader d'aller à Draguignan. Je rapportai textuellement les termes de la lettre de M. Théus au préfet du Var et je finis par les adjurer au nom du sens commun de renoncer à leur folle entreprise.

- Prendre Draguignan c'est prendre le département, dit d'un ton résolu un citoyen qui je n'avais pas l'honneur de connaître.
- Sans doute, répondis-je mais il faudrait pouvoir le prendre. Combien avez-vous d'hommes à Vidauban ?
- Assez pour marcher immédiatement avec nos seules forces. D'ailleurs au point du jour nous attendons tous nos frères de l'arrondissement de Brignoles.
- Mais encore, combien êtes-vous ici ?
- Ma foi, nous n'en savons rien !
- Appelez les capitaines pour qu'ils puissent me dire combien ils ont d'hommes dans leurs compagnies.
- Il n'y a pas de capitaines.
- Comment vous n'avez pas même une organisation militaire ?
- Ce sont les chefs des sociétés qui conduisent qui plus, qui moins de démocrates.
- Eh bien, dis-je, que chaque chef mette ses hommes en rang, et en fasse le compte : car enfin il serait absurde d'aller attaquer, sans savoir au moins combien on est, treize cents soixante hommes barricadés à Draguignan.

Les chefs des sociétés sortirent pour compter leurs hommes qui, pour la plus part, étaient allés se coucher. On battit le rappel, le rappel ne les réveillant pas, on battit la générale, la générale ne produisant pas un meilleur effet, on sonna le tocsin. Enfin ils arrivèrent.

Chaque chef m'apporta son compte. Je fis l'addition. Nous n'avions à Vidauban que onze cents cinquante hommes seulement !

Je descendis pour les passer en revue au clair de la lune. A l'exception des compagnies de La Garde-Freinet, la plus part n'étaient armés que de mauvais fusils de chasse, quelques uns même n'avaient qu'un vieux sabre, un pistolet ou un simple baton, mais tous voulaient marcher sur Draguignan. J'eus beau pérorer, adjurer, supplier

- A Draguignan ! à Draguignan ! était leur seule réponse.

Cependant Imbert, ancien sous-officier du génie, qui arrivait de Draguignan, les exhortait de son côté à ne pas aller dans ce coupe-gorge. - Le courrier que nous avions voulu arrêter en route, revenait de Brignoles porteur d'une lettre du citoyen Giraud dans laquelle il annonçait qu'on ne devait pas compter sur les Brignolais attendu que la position de Brignoles était trop importante à défendre pour qu'il se résolut à l'abandonner un seul instant.

Malgré la défection des Brignolais, malgré tout ce qu'Imbert et moi pûmes dire :

- A Draguignan ! à Draguignan ! me criait-on de tous côtés.

Chacun courait ça et là pour faire ses préparatifs de départ, - on ne m'écoutait plus. - Les hommes de garde à la mairie voulurent finir leur bois pour bien se chauffer avant de partir et mirent le feu à la cheminée. - On fit descendre les prisonniers sur mon ordre ou pour mieux dire, à ma prière, car le bruit courait que c'était dans leur chambre que le feu avait pris. - Quelques endiablés demandaient qu'on les laissa brûler. Enfin, pour en finir je fit battre le rappel, former la colonne et, feignant de céder à l'enthousiasme général, j'ordonnai de marcher sur Draguignan.

Le départ fut triomphal : les tambours bat taient à crever leur peau d'âne, les chiens hurlaient : toutes les femmes de Vidauban, en chemise, étaient à leur croisée une chandelle à la main. En avant des tambours marchait en se dandinant une ambition satisfaite, c'était un individu qui probablement avait rêvé toute sa vie l'honneur d'être tambour-major et qui s'était fait une canne avec un manche à balais au bout du quel il avait attaché des plumes de coq. - Un souffle électrique de colère animait toute la colonne qui marchait en désordre mais en silence. A son extrémité quelques torches éclairaient les charriots sur les quels on avait fait monter les prisonniers. - C'était solennel et terrible, c'était ridicule et grotesque.

Mais lorsque l'aube commença à poindre, lorsque les tambours la caisse sur le dos ne stimulèrent plus la marche de la colonne et que la fatigue de la route et la fraicheur du matin eurent calmé l'ardeur de mes soldats, les chefs vinrent me trouver et je pus leur faire entendre raison. En arrivant aux Arcs tout le monde était parfaitement de mon avis, c'est-à-dire d'aller s'organiser et d'attendre des renforts à Salerne.

Aux Arcs nous trouvâmes les Salernois qui venaient eux aussi pour marcher sur Draguignan. Le jeune Cotte qui les commandait ne comprenait pas que j'eusse l'idée de battre en retraite avec des forces aussi considérables qu'il évaluait à huit mille hommes. - Je lui répondis que bien persuadé que mes huit mille hommes, plus les siens, ne tiendraient pas contre une charge de cavalerie ; je le priais de retourner à Salerne prévenir de notre arrivée sa patriotique commune.

On s'arrêta aux Arcs pour déjeuner et pour y recruter une nouvelle compagnie. - Pendant ce temps je fus voir les prisonniers du Luc et de La Garde-Freinet. C'étaient des gendarmes et des bourgeois réactionnaires qui, par une série de vexations continues, avaient allumé contre eux une haine dont j'avais bien peur de ne pas être maître. On les conservait, comme ôtages, prêts à les fusiller si on apprenait la moindre arrestation de patriotes au Luc ou à La Garde-Freinet. Dans le plan d'attaque de Draguignan, on se proposait, avant mon arrivée, de les attacher les uns aux autres et de s'en servir comme parapet pour tirailler contre la troupe. - Quoique mon autorité fut encore bien chancellante, je les rassurai en déclarant devant leurs gardiens que je les prenais sous ma protection. - Ils me reçurent comme un sauveur - et ils avaient raison, - car deux heures après, sans moi, leur affaire était faite et voici à quelle occasion.

Nous nous étions mis en marche pour Salerne, j'avais ordonné qu'on fit monter nos captifs sur des carrioles et qu'on eut pour eux tous les égards dûs au malheur. Un brigadier de gendarmerie qu'on m'avait dit être de Libourne eut l'imprudence de répondre à Eugène Galice du Luc qui cherchait à le rassurer et à le consoler :

- Vous nous tenez maintenant, mais les soldats tiennent vos femmes et vos enfans et nous serons bien vengés, soyez tranquille !

Les paroles du brigadier furent entendues par un de ses ennemis personnels et rapportées à la tête de la colonne. Un groupe se forma et bientôt il fut décidé à voix basse que le brigadier au moins ne jouirait pas du plaisir de la vengeance. - Heureusement que, prévenu, je pus intervenir et à force de prières j'obteins la grâce de mon compatriote. Si on avait commencé par le brigadier, les autres n'auraient pas attendu longtemps.

Au passage d'un ruisseau plusieurs de mes hommes restèrent en arrière et se dispersèrent dans la campagne, ils désertaient avec armes et bagage. On allait leur courir après, mais je déclarai que ne voulant autour de moi que des hommes de coeur, je donnais congé à tous les lâches. Plusieurs qui étaient tentés de suivre les fuyards eurent honte et restèrent dans les rangs.

Pour arriver à Salerne il nous fallait passer par Lorgues petite ville réactionnaire, s'il en fut. Le tocsin et la générale signalèrent notre arrivée. J'envoyai une avant-garde pour rassurer la population. On ne voulut pas la laisser passer. Alors j'arrêtai la colonne et me déterminai à envoyer en parlementaire le spahi qui me servait d'ordonnance.

Après une demi heure d'attente, le tocsin et la générale cessèrent. Le spahi revint et me dit que les autorités de Lorgues s'avançaient voulant parlementer directement avec moi, Je partis au galop pour aller au devant d'elles.

Des patriotes de Lorgues qui vinrent à ma rencontre m'engageaient à faire avancer la colonne pour désarmer une douzaine de réactionnaires qui étaient tremblants de peur à la mairie. - Un effaré vint à son tour me grater dans la main pour m'indiquer qu'il appartenait aux sociétés secrètes, et, se disant une victime des réactionnaires, il me suppliait néanmoins de ne pas entrer dans Lorgues où notre présence pourrait amener un conflit avec la population, enfin il me demandait en grâce de le faire fusiller, ne voulant pas, disait-il, assister à la ruine de sa patrie ! - J'envoyai au diable ce patriote larmoyant et m'avançai jusqu'au lieu du rendez-vous.

Là je trouvai un monsieur décoré que je pris pour le maire de Lorgues. Je m'adressai à lui en le saluant ; mais il me répondit avec calme et politesse et même avec un sourire sardonique qu'il n'était venu que pour assister M. le juge de paix avec lequel j'aurais à m'entendre.

Alors je cherchai le juge de paix qui me cachait la tête de mon cheval. Il s'avança pimpant sur la pointe des pieds pour se grandir. L'air martial de ce petit bon-homme me rappela ce brave échevin de Bordeaux qui mourut de joie d'avoir eu un cheval tué sous lui dans une échauffourée de la Fronde.

- Qui êtes-vous ? me dit-il ; que demandez-vous ? pourquoi ces hommes ? je vous préviens que nous sommes déterminés à nous défendre jusqu'à la mort.

- J'en suis persuadé, lui répondis-je, mais il ne s'agit pas de cela pour le moment ; nous sommes des démocrates et, comme tels, les défenseurs de la Constitution ; nous voulons passer pour aller plus loin. Je demande un peu de pain et un verre de vin pour faire rafraîchir mes hommes.

- Pour du pain et du vin on va vous en donner, mais arrêtez votre colonne, car autrement il arrivera malheur. Nous avons des forces et nous sommes bien décidés à nous battre.

- Eh ! Monsieur, nous n'avons pas besoin de nous battre. En votre qualité de juge de paix vous devez être pour le droit et par conséquent pour la Constitution dont nous sommes les soldats.

- Je suis pour qui je suis, cela ne regarde personne. D'ailleurs dans un pareil moment on ne doit pas s'occuper de politique. Je vais vous faire apporter du pain et du vin, mais n'avancez pas, car nous sommes bien déterminés à vous repousser, je vous en avertis.

Quoique certain de la victoire si j'ordonnai seulement de battre la charge, comme je tenais autant que le juge de paix à ce qu'il n'y eut pas la moindre collision à Lorgues, et pressé de me rendre à Salerne, je consentis à faire le tour de la ville pour continuer ma route dès qu'on aurait distribué du pain et du vin. Je lui donnai ma parole et il s'en fut radieux.
Probablement qu'au lieu de s'occuper de nous envoyer des vivres, il s'occupait de raconter comme quoi, à force de sang froid et d'audace, il était parvenu à m'épouvanter, car nous attendîmes plus d'une heure le pain et le vin qu'on avait promis d'envoyer de suite.

Les démocrates de Lorgues qui étaient avec les chefs à la tête de la colonne, leur conseillaient d'avancer et de ne pas céder devant une poignée de réactionnaires. Le spahi qui n'avait pas été content de la réception qu'on lui avait faite en sa qualité de parlementaire, affirmait de son côté que pour les mettre en fuite il suffirait de se montrer. Nicolas du Luc me fit observer enfin que pour aller à Salerne il fallait nécessairement passer par Lorgues. - Pendant tous ces colloques et malgré mon opposition, la colonne avançait toujours. - Je sentais que l'impatience allait tout perdre et qu'un coup de fusil tiré par un imprudent de Lorgues pouvait mettre tout à feu et à sang. Je demandai au moins, ne pouvant plus retenir mes hommes, qu'on attendit le retour du parlementaire que j'envoyais pour dégager ma parole en me fondant sur ce que, pour aller à Salerne, il me fallait absolument passer par Lorgues.

Au lieu de me rendre ma parole ou de venir parlementer avec moi, le maire me fit savoir qu'il allait en délibérer avec son conseil. Alors une voix s'écria :

- Il nous feront attendre jusqu'à ce que la troupe qu'ils ont fait prévenir, arrive !

Un cri général de : En avant ! ébranla la colonne. Je me précipitai au devant d'elle ; je priai, je suppliai de ne pas me faire manquer à la parole que j'avais donnée en leur nom. Je menaçai même de briser mon épée. La colonne hésita : mais le bataillon de Vidauban qui formait l'arrière-garde et qui arrivait au même moment, passant par un chemin direct, entra dans Lorgues tambour battant ; alors on ne m'écouta plus et, poussé, bousculé, je fus entrainé, malgré moi, dans cette maudite bourgade.

La première personne que je rencontrai ce fut le juge de paix qui alors se donnait du mouvement pour nous trouver des vivres.

- Vous les voyez, Monsieur, lui dis-je, tous vos retards sont cause que mon autorité est à présent méconnue. Dieu veuille que vos fanfaronades n'amènent pas quelque conflit, ajoutai-je en lui montrant le maire qui se pavanait avec son écharpe au balcon de l'hôtel de ville au milieu de ses fidèles armés de fusils.

Je ne sais plus ce que me répondit le juge de paix, en riant du bout des lèvres.

On fit la distribution du pain et du vin. Pendant cette distribution un bourgeois de Lorgues vint me prier de lui accorder la permission de voir un de ses vieux amis qui se trouvait parmi nos prisonniers. Je lui donnai l'autorisation qu'il me demandait ; mais lorsqu'il se présenta pour entrer dans une salle basse où l'on avait enfermé les ôtages, le factionnaire déclara qu'il ne connaissait que sa consigne et ne voulut pas le laisser passer. Il revint vers moi pour me prier d'intervenir.

- Hélas ! lui dis-je, Monsieur, je pense que j'aurai bien assez d'autorité pour vous faire entrer ; mais je ne vous réponds pas d'en voir assez pour vous faire sortir.

Ce Monsieur me tirant de grands coups de chapeau me remercia et s'en fut.

Un chirurgien de la marine militaire qui faisait parmi nous l'office de chirurgien-major, vint me demander de mettre en liberté un malheureux prisonnier du Luc qui ne voulait pas descendre de voiture pensant qu'on allait le fusiller et qui pleurait à chaudes larmes.

- Cet homme va avoir une attaque d'apoplexie, me dit le bon Campdoras, et nous ne l'amenerons pas vivant à Salerne. - Vous savez bien, lui dis-je, que les prisonniers appartiennent à La Garde-Freinet et au Luc dont ils sont les ôtages. Adressez-vous à Nicolas plus influent que moi sur les hommes du Luc et, s'il veut prendre la responsabilité de sa mise en liberté, je ne m'y oppose pas.

Nicolas, pour le décorum vint me demander à son tour la mise en liberté de ce malheureux. Je m'avançai alors, je le déclarai libre. - La peur l'avait tellement saisi que je fus obligé de le descendre de voiture.

Le vin qu'on avait largement distribué, commençait à agir. Un de mes hommes se sentant la tête lourde vint à moi tenant une bouteille clissée et me dit avec un effroyable mystère.

- Commandant, le vin est empoisonné !

Pour toute réponse je pris la bouteille et je bus.

On se groupait sous le balcon de la mairie où M. le maire et ses gens se faisaient toujours un plaisir de parader avec des fusils. - J'ordonnai aux tambours de battre le rappel, les tambours ne m'obéirent pas. Je me tenais à distance observant le mouvement et adjurant tous les chefs que je rencontrais de mettre leurs hommes en rang pour nous retirer à Salerne. Plusieurs essayèrent d'exécuter mon ordre, mais inutilement.

- Il faut désarmer les réactionnaires, me criait-on de toute part.
- Le maire a eu l'insolence de dire qu'il nous autorisait à nous promener sous les allées.
- S'il reste quelques traînards, ils les fusilleront, soyez en sûr
- Mais songez donc, leur disais-je, que j'ai donné ma parole et que les désarmer serait une trahison !

Mes hommes n'étaient plus en état de m'entendre. Saisissant alors un tambour au collet je le forçai à battre le rappel, puis la marche. Quelques hommes me suivirent machinalement ; mais au même instant je fus obligé de retourner vers la mairie dont on venait d'enfoncer les portes. Le maire et ses acolytes avaient disparus. Je cherchai vainement à percer la foule ; alors je revint à distance et j'appelais les tambours à grands cris. J'avais le vertige, je voyais un grand mouvement et des hommes qui dansaient comme des sauvages, en tirant des coups de fusil en l'air.

Se détachant de la danse Macabre, Louis Chabert, le brave Brignolais vint à moi et me dit :

- Je crois que voici le moment d'aller faire un tour chez les réactionnaires ?
- Voler ! m'écriai-je en tirant mon épée, il ne manquerait plus que cela !
- Ah ! c'est ainsi que vous nous commandez, reprit-il en me jettant à 1a figure un morceau de pain qu'il tenait à la main.

Je le poursuivis pour lui passer mon épée à travers le corps, mais il s'enfuit et je ne l'ai pas revu depuis.

Quand on fut las de danser et de hurler, les rangs se formèrent, les tambours m'obéirent, je détachai une avant-garde et enfin je pus monter à cheval et partir.

Je n'avais pas fait deux cents pas que je m'apperçus que la colonne était rompue. Arrambide de Toulon accourut et me dit qu'on venait d'apprendre que la troupe était au Luc et qu'on était décidé à retourner pour l'attaquer.

Nous ne sommes pas en état d'attaquer la troupe, lui dis-je. Quant à moi je vais à Salerne, allez au Luc si vous voulez.

J'ordonnai de continuer la marche, sûr qu'on finirait par me suivre et pour échapper aux discutions, car tout le monde avait la prétention de savoir commander, je prétextai un ordre à donner à l'avant-garde et je partis au galop suivi du spahi qui ne me quittait pas.

Je recommandai à l'avant-garde de ne pas se laisser rejoindre par la colonne et je continuai ma route au grand trot pendant que mon spahi qui avait largement usé du bon vin de Lorgues s'amusait à faire sauter les fossés à son cheval. Le chemin se bifurquant, je lui dis de prendre une route tandis que je suivrai l'autre, feignant d'ignorer quelle était celle qui conduisait directement à Salerne. Il suivit le chemin direct et je pris le chemin de traverse.

Quand je fus bien seul, je descendis de cheval et me couchais au pied d'un olivier.

Ce qui venait de se passer m'avait brisé. J'avais horreur de mon armée. Chef d'hommes brutaux, ignorants, verbeux et d'une outrecuidance déplorable, je voyais se dresser devant moi l'incendie, le pillage et le meurtre que je ne pourrai pas empêcher, et dont l'affreuse responsabilité allait retomber sur ma tête. Je n'étais pour mes hommes qu'un pourvoyeur-général, pas davantage. Habitués au bien être dans les riches campagnes du Var, ils entendaient et prétendaient, en guerre, boire, manger et dormir comme à leur habitude. - Où dinerons- nous ? quand dinerons nous ? étaient les questions qu'on m'adressait le plus souvent. - Les chefs que je connaissais personnellement et sur lesquels je croyais pouvoir compter, avaient été les premiers à pousser sur moi la colonne pour entrer dans Lorgues. Je voyais encore le regard fauve d'un d'entr'eux qui, à Vidauban, sans pitié pour ma fatigue après une marche forcée, me reprochait de me chauffer un instant quand il s'agissait selon lui d'agir et de combattre. Je voyais tout en noir, la démocratie ensanglantée, l'anarchie faisant regretter la réaction, et la liberté échevelée comme la licence. - L'envie de déserter me prit à la gorge ; mais je la repoussai avec plus d'horreur encore que les funèbres images de mon imagination en délire. Si l'idée du suicide m'était venue je me serais passé mon épée à travers le corps. - Je tombai dans une sorte de torpeur. Cependant le calme revint peu à peu et je me pris même à rire des terreurs que je m'étais faites. - Je pouvais compter sur le patriotisme de mes hommes. Malgré tout leur orgueil méridional, ce n'était pas une ambition absurde pas plus qu'une basse cupidité qui leur avait fait prendre les armes, c'était le dévouement à la République dans toute son abnégation, c'était l'amour de la patrie dans tout ce qu'il y a de plus noble. J'avais déja brisé leur colère en les rappelant à l'humanité et à l'honneur ; c'est que, sous une rude écorce, l'élément généreux dominait chez ces hommes au coeur franc, à l'âme candide. A part quelques individus, comme Louis Chabert, je n'avais pas à craindre qu'ils souillassent notre sainte cause par le pillage ou la violence, et si ce malheureux petit juge de paix n'était pas venu faire ses embarras, si une sotte municipalité n'avait pas cherché à faire de l'histoire en nous bravant du haut de son balcon, si son tambour était resté tranquille, si la cloche n'avait sonné que les vêpres, nous serions passés à Lorgues comme de bons amis, comme de vrais moutons. - J'allais donc aller à Salerne pour organiser militairement deux mille hommes que j'avais derrière moi. - C'était une rude besogne. - Il me fallait une main de fer recouverte d'un gant de velours pour assouplir à l'ordre des camps et au silence de la discipline des caractères altiers qui n'avaient encore confiance qu'en eux-mêmes. Il me fallait promptement trouver de la poudre, chercher des fusils, fondre des balles, forger des lances, organiser les compagnies, pourvoir aux vivres, poster les gardes, surveiller les marches, bien choisir mes cantonnements et, au premier coup de fusil, me trouver toujours à la tête des plus braves comme chez les vieux Gaulois. - Pour suffire à tout je ne pouvais compter que sur moi seul et je n'avais peut-être pas trois jours à attendre de parricides soldats abrutis en Afrique et deshonorés à Rome ; mais il fallait repousser un ignoble despotisme, on ne doit pas consulter ses forces quand il s'agit de sauver la patrie. Et alors même (ce que me paraissait impossible), alors même que de pauvres paysans du Var auraient seuls dans cette page de notre histoire le monopole du courage et du patriotisme, si la France éreintée par Cavaignac, se courbait pour dernière humiliation sous le bâton du contestable de Londres, quelques fussent les suites de notre campagne, la mort, les fers ou l'exil étaient trop honorables pour hésiter un seul instant

Je remontai à cheval. - Jamais je ne me sentis plus de vie - et courrant bride abattue à Salerne, je criai la vieille devise française :

Fais ce que dois, advienne que pourra !


 

 
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