Lorgues

Camille Duteil

 Camille Duteil est né à Libourne (Gironde) en 1808. C'est en 1851 qu'il devient rédacteur en chef du Peuple, journal démocrate socialiste de Marseille diffusé dans toute la Provence. Il s'est fait connaitre dans le Var par ses articles sur les luttes des bouchonniers de la Garde-Freinet. En 1851, il a donc 52 ans, il se met au service de l'insurrection dans le Var, rejoint les insurgés à Brignoles le 5 Décembre.
Le lendemain, à Vidauban, devant la division des chefs , il est choisi par défaut comme "général" et devient ainsi le commandant en chef de l'armée insurrectionnelle. Son inaptitude à cette tâche auront des conséquences tragiques.
Aprés la déroute d'Aups, il fait partie de la colonne varoise qui se réfugie d'abord à Nice qui fait alors partie du royaume du Piemont. Il y subit les reproches des proscrits varois et publi de Savone " Trois Jours de généralat" où il tente de se justifier.
Il va s'exiler en Argentine où trois de ses cinq enfants le rejoindront. C'est à Buenos-Aires qu'il meurt en 1860.

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Trois jours de généralat
ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851)
par Camille Duteil


( Nota: L'orthographe est celle d'origine )

Savone, 1852, imprimerie de Félix Rossi

A Marseille
(2, 3 et 4 décembre)

PARIS EST TRANQUILLE !

Cette dépêche télégraphique affichée successivement à midi, à deux heures et à quatre heures du soir sur tous les murs de Marseille, annonçait au moins clairvoyant que Paris était en révolution. - Mais que se passait-il ? - Le Président de la République avait-il fait son dix-huit brumaire, ou l'Assemblée nationale avait-elle envoyé le héros de Boulogne à Vincennes ? Quel que fut le parti qui triomphât, impérial ou monarchique, l'un et l'autre étant capable de tout pour sauver l'ordre, c'est-à-dire pour renverser la République, le devoir de la démocratie était de profiter de l'occasion d'un coup d'état, de quelque part qu'il vint, pour rentrer dans la plénitude de son droit révolutionnaire et chasser enfin tous ces traîtres. Le midi de la France comptait sur le patriotisme du peuple de Paris pour sonner le premier tocsin, et les socialistes des Bouches-du-Rhône, des Basses-Alpes et du Var avaient juré de mourir pour sauver la République. C'est une triste histoire que je vais écrire, mais je dirai la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je rappèle mes souvenirs et je laisse courir ma plume.

C'était un mardi, le journal le Peuple ne paraissait pas. Comme je n'appartenais à aucune société secrète et que je connaissais fort peu de monde à Marseille, je fus dans les cafés et au théâtre pour étudier les physionomies. Je m'attachai surtout aux officiers de la garnison. Raides comme leur uniforme, ils erraient sans avoir l'air de se douter de rien. L'insouciance de ces désoeuvrés me rassura, et je finis par croire que la tranquillité télégraphique pourrait bien avoir trait à quelqu'émotion de décembraillards, réprimée par la police. - L'anniversaire de la bataille d'Austerlitz étant toujours une fête pour ces glorieux ivrognes.

Je rentrai chez moi.

Le lendemain matin j'arrivai à huit heures aux bureaux du Peuple : je trouvai notre gérant qui arrangeait des bandes de journal ; dès qu'il me vit entrer :

- Vous ne savez pas ? me dit-il en riant, la République est renversée : M. Bonaparte est empereur.

Comme ce pauvre Rives qui n'avait de politique que sa signature, se permettait quelquefois des nouvelles ébourriffantes, je levai les épaules, et passai pour aller remettre de la copie au prote. - Il me suivit en me répétant sa nouvelle. - Le prote me confirma le coup d'état bonapartiste. - Charles Poumicon, directeur du journal, entra et m'apprit de son côté que la nouvelle était arrivée pendant la nuit, et qu'il en avait été informé dès quatre heures du matin ; mais il ne savait rien si non que l'Assemblée avait été dissoute par un décret présidentiel.

Je déclarai alors hautement que notre devoir était d'arracher ce décret dès que l'on l'afficherait à Marseille. Le prote qui se parait ordinairement d'une cravate rouge secoua la tête, et notre gérant prit la fuite.

Mon collaborateur Dubosc arriva avec plusieurs de nos amis politiques. On tint conseil. - On voulait avoir des nouvelles. - On fut à la préfecture et à la mairie prendre des informations. - Le Préfet était au lit malade. - Le Maire ne savait rien de tout. - Les chefs des sociétés secrètes firent appeler Dubosc pour s'entendre avec lui, et malgré les réclamations d'un énergique jeune homme, Colin, gérant du Progrès social, qui demandait au nom des démocrates armés dès le matin, l'ordre de descendre dans la rue, - on voulut temporiser, - on voulut voir, - on voulut être sûr de la victoire, - et, pendant ce temps-là, l'autorité grisait la troupe, et préparait la parade pour proclamer le coup d'état.

Nos bureaux étaient encombrés ; perdu dans la foule, ne connaissant personne, je laissai faire les grands meneurs et dire les grands bavards. - Sur ces entrefaites le gendre d'un ancien sous-commissaire arrivait de Brignoles, et venait me trouver pour affaire particulière. Je lui dis de repartir de suite, porter une lettre à son beau père. J'annonçais au citoyen Constant le coup d'état de Louis Bonaparte, je l'engageais à agir révolutionnairement dans le Var pendant qu'on discutait à Marseille, lui promettant d'aller le rejoindre si les Bouches-du-Rhône ne donnaient pas un coup de collier.

Cependant des colonnes d'infanterie et des escadrons de cavalerie se massaient sur la Canebière ; l'artillerie avec tous ses canons vint aussi se mettre en ligne ; et voilà que M. le préfet Suleau, parfaitement guéri et en grande tenue, donne lecture au peuple d'une proclamation qu'il termine par le cri énergique de : Vive la République ! - le général de division de son côté ânonnait la même proclamation aux différentes colonnes. - Puis les troupes se retirèrent, deux compagnies seules restèrent en bataille sur la place et, par mesure de précaution, l'officier qui les commandait fit charger les armes.

On nous apporta bientôt un exemplaire de la proclamation de M. Bonaparte ; le vague qui régnait dans son style de procureur, pouvait laisser croire que le Président de la République ne s'était déterminé à dissoudre l'Assemblée nationale que pour rendre au peuple l'entier exercice de sa souveraineté par le suffrage universel. - Mais, pour mon compte, je ne fus pas dupe un instant de cette ruse jésuitique, et je proposai d'imprimer la proclamation en tête de notre journal en la faisant suivre pour seul commentaire de l'article 111 de la Constitution, - on ne m'écouta même pas. - Dubosc se mit à tartiner un premier article que Poumicon trouva trop flasque et que je trouvais superbe parcequ'au moins il annonçait d'une manière évidente que le journal abdiquait la direction du mouvement révolutionnaire. - Dubosc en fit un autre plus énergique qui se résumait par : Attendons !

Le public dans la rue réclamait le journal le Peuple. On procédait au tirage. La police fit placer un poste à notre porte pour empêcher, disait-elle, l'encombrement des acheteurs. L'officier qui commandait nos gardiens enluminés, était parfaitement ivre, il se mit à battre à coup de plat de sabre tous ceux qui se présentèrent. Dubosc fut se plaindre, au commissaire central qui envoya un autre officier en meilleur état. Celui-ci avait le vin cérémonieux, il saluait gracieusement toutes nos pratiques. - De temps en temps on emballait dans les omnibus de pauvres soldats qui avaient besoin d'aller se coucher.

Je laissai les bureaux du journal où l'on étouffait, et je fus parcourir les rues. En chemin je vis traîner quelques patriotes au corps de garde ; des fenêtres de nos bureaux j'en avais déjà vu arrêter par un brutal agent de police nommé Vassal, sans que le peuple cherchât à les délivrer. - J'avais le coeur serré. Lorsqu'un individu m'aborda en me faisant les plus vifs reproches de l'article de Dubosc, prétendant que nous avions paralysé la démocratie marseillaise. - J'envoyai promener ce fanfaron en lui disant que lorsqu'on avait bonne envie de se battre on n'attendait pas les ordres d'un journal. Après mon dîner je fus curieux de voir ce qui se passait au café du Globe rendez-vous ordinnaire des républicains. Mon arrivée produisit une sorte de sensation, un autre bravache que je ne connaissais pas plus que celui qui m'avait accosté dans la rue, m'intima l'ordre de le suivre, voulant me parler en particulier. Je montai avec lui à l'estaminet.

- Pourquoi n'avez vous pas fait un appel aux armes ? me dit-il.
- Parce que cela ne nous a pas convenu, répondis-je très-froidement.
- Vous allez signer une proclamation que nous avons faite.
- Je ne signe que ce que j'écris ou ce que j'approuve.
- Vous n'approuvez donc pas l'appel aux armes ?
- Non, quand on n'a pas déjà les armes à la main ; d'ailleurs je ne vous connais pas et je ne devrais pas vous répondre.

Cet individu magistral qui, s'il n'était pas de la police, agissait absolument comme un agent provocateur, commença alors à vomir des injures contre la lâcheté des journalistes en général et celle des rédacteurs du Peuple en particulier, nous reprochant jusqu'aux cigares de cinq sous que nous fumions, disait-il, aux dépens de la démocratie. - Je lui offris une prise de tabac qu'il prit en continuant sa mercuriale. - Mais comme il n'en finissait pas, je lui tournai le dos et fus prendre une tasse de café.

Un homme d'une soixantaine d'années me suivit en répétant ce qu'il avait entendu dire à l'autre. Je l'invitai à venir avec moi faire ses réclamations à Poumicon et à Dubosc au nom de tous les démocrates dont il se disait le mandataire. Il accepta ma proposition et nous sortîmes. - Je n'aurais pas été faché qu'on profitât de la nuit pour lancer la bombe.

Les factionnaires qui gardaient encore la porte du journal nous repoussèrent. Je m'adressai au commissaire de police qui veillait avec eux, il donna l'ordre de me laisser passer, et mon compagnon me suivit.

Nous trouvâmes Poumicon et Dubosc à la rédaction. Mon homme leur présenta sa requête. Dubosc déclara qu'il était prêt à publier l'appel aux armes s'il voulait le signer. Le mandataire de la démocratie s'en fut en nous disant des injures.

Après son départ j'insistai auprès de mes confrères sur la nécessité d'une mesure prompte et énergique de la part du journal le Peuple pour ne pas laisser aux poltrons le droit de dire que nous avions paralysé leur courage. Poumicon me répondit alors que dans cette prévision il avait tâté notre imprimeur ; mais que celui-ci avait formellement déclaré qu'il n'imprimerait rien de ce qui pourrait le compromettre.

Je fus avec Poumicon trouver l'imprimeur qui répéta devant moi ce qu'il avait déja dit, ajoutant que lui et les associés étaient des industriels et non pas des hommes politiques.

Je sortis avec Poumicon pour aller aux nouvelles. Nous envoyâmes un jeune homme à la maîtresse du commandant de la division qui détestait son entreteneur, et qui avait le talent de lui soutirer ses secret. Elle se serait fait un véritable plaisir de dire tout ce qu'elle pouvait savoir de son vieux singe ; mais malheureusement depuis huit jours le général n'était pas allé chez elle. - Après avoir battu le pavé jusqu'à minuit, nous nous séparâmes.

Comme je rentrai chez moi je rencontrai une vieille femme en haillons qui me saisit la main et me dit en sanglottant :

- Notre pauvre République est donc perdue, citoyen !
- Pas encore, ma bonne amie, il est des hommes qui sauront la défendre.
- Que Dieu vous entende ! reprit-elle en essuyant ses larmes avec son tablier.

En remontant chez moi j'entendis parler vivement, comme il y avait des officiers logés dans la même maison. Je m'arrêtai pour écouter. C'était des bédouins qui faisaient leurs prières. Le lendemain j'apportai au journal un article qui sans être un appel aux armes, indiquait parfaitement leur devoir aux démocrates du Var. J'espérais pouvoir le faire passer à l'insu du maître imprimeur dans la chronique de ce département dont j'étais spécialement chargé. - Je le remis à la composition : - dix minutes après je retrouvai mon manuscrit sur le bureau de Dubosc ; on n'avait pas voulu l'imprimer.

Vers onze heures la Patrie arriva, c'était le seul journal de Paris. Là au moins M. Bonaparte s'expliquait franchement : dix ans de présidence, - dissolution de l'Assemblée, - arrestation et incarcération de toute la Montagne, - appel spécial à l'impérialisme du soldat, etc. Dubosc qui lisait me remit le journal en disant d'une voix émue : - Il n'y a plus à hésiter maintenant : aux armes !

- Aux armes ! dis-je à mon tour aux curieux qui attendaient dans les bureaux de l'administration. - Je ne vis pas un grand enthousiasme ; - personne ne disait mot. Cependant un serrurier mécanicien me demanda ce qu'il y avait à faire ?
- A prendre votre fusil si vous voulez vivre libre ou à aller vous coucher si voulez mourir esclave.

Poumicon qui était allé aux nouvelles vint me prévenir qu'on devait m'arrêter. Je laissai les bureaux du journal et je fus déjeuner ; je voulais rentrer un instant chez moi, mais j'apperçus des soldats à ma porte, alors je pris le parti de me réfugier dans les cafés où se réunissaient les démocrates pour tâcher de raviver leur ardeur de la veille. Je rencontrai le citoyen Rique, le grand maître des sociétés sécrètes, qui, plus empesé que jamais, me parut très-embarrassé de son rôle, c'est à peine si je pus lui tirer quatre paroles. - D'ailleurs à ses yeux je n'étais qu'un profâne. - Je me mis en quête de ses lieutenants, j'en trouvais de plus loquaces mais pas mieux déterminés. - J'étais désespéré, furieux ; je courus chez Poumicon pour qu'il m'aida à stimuler le patriotisme de Marseille ; je ne trouvai que sa femme et la femme de Dubosc à qui je fis peur. Je me remis en course, même tiédeur chez les républicains, tous paraissaient ébahis, atterrés Enfin, le gérant du Progrès social me dit que le soir on devait se réunir à sept heures à deux lieux de Marseille, et m'engagea à être de la partie ; présumant qu'on ne se réunirait que pour délibérer encore, et voyant qu'il fallait absolument renoncer à un mouvement énergique et spontané dans les Bouches-du-Rhône, je pris le parti de me réfugier dans le Var.

Je rencontrai le citoyen Pons, rédacteur de la Démocratie du Var. Je l'engageai à venir avec moi dans son département où il avait une grande influence. Il me remit à cinq heures pour me donner une réponse, ayant besoin de chercher un guide pour prendre les chemins de traverse. A cinq heures il me dit qu'il ne voulait pas partir, et qu'il préférait être arrêté à Marseille que dans le Var. Alors moi qui n'avais pas de préférence pour les prisons de Marseille, je me rappelai qu'ayant un jour diné chez un citoyen dans les faubourgs, j'avais fait connaissance avec un ancien conducteur sur lequel je pouvais compter. Je m'acheminai donc à travers les colonnes d'infanterie et les escadrons de cavalerie qui barraient tous les cours et toutes les rues, pour aller chez mon Amphytrion. Nous fumes ensemble chercher le conducteur. Celui-ci m'engagea à prendre la diligence qui allait partir, me répondant que son confrère me cacherait sous la bâche. Je suivis son conseil et dix minutes après, trompant la surveillance des limiers de la police, je roulai vers le Var, où j'étais sûr au moins de trouver la révolution à pleine voile.


 
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